La séance consacrée au livre Le Lambeau de Philippe Lançon, a débuté comme d’habitude par l’annonce du prochain café littéraire et les actualités.

Agenda

Nous nous retrouverons le 15 janvier 2019 autour de Josyane Savigneau pour évoquer l’auteure américaine, Carson Mc Cullers. Outre la biographie que J. Savigneau lui a consacrée, Carson McCullers, un cœur de jeune fille (Le Livre de poche, rééd. 2017), nous aborderons plus particulièrement Reflets dans un Œil d’Or (1941).

Actualités

Kundera, suite … Le Premier ministre tchèque Andrej Babis, en visite en France le 8 décembre, affirme avoir proposé à Milan Kundera, naturalisé français, de lui rendre la citoyenneté tchèque qui lui avait été retirée en 1979 par l’ancien régime communiste. Âgé de 90 ans, Kundera a émigré en 1975. Il était interdit de publication dans son pays natal et sa vie privée était sous contrôle. Aujourd’hui encore, une grande partie de son œuvre est inaccessible aux lecteurs tchèques dans leur langue maternelle ; depuis les années 1990, Kundera écrit uniquement en français et refuse de faire traduire ses œuvres en tchèque.

La rentrée littéraire de l’automne 2018 est derrière nous, les prix sont tombés en même temps que les frondaisons. Compte tenu du sujet de notre séance, on évoque le Renaudot attribué à Valérie Manteau pour Le Sillon (un livre qui traite de la vie du journaliste turco-arménien Hrant Dink, assassiné en 2007). On aura encore des écrivains à découvrir et des pages à commenter puisque la rentrée littéraire de janvier 2019 annonce près de 500 parutions, dont le prochain Houellebecq, Serotonine. Reste la dernière ligne droite, à savoir le choix des livres qu’on mettra dans la hotte ou de ceux qu’on voudrait bien trouver dans ses bottes. Voici quelques pistes :

  • Avoir une petite pensée pour Joseph Joffo et son Sac de billes.
  • Cécile Coulon a reçu le prix Apollinaire 2018, considéré comme le Goncourt de la Poésie, pour Les Ronces (Castor Astral).
  • Pour ou Contre l’Amour (Gallimard 2018), un essai de Jean Claude Lavie, auteur de 97 ans, trapéziste volant et psychanalyste.
  • Les lunettes de James Joyce, qu’il avait sur le nez pour écrire son chef-d’œuvre Ulysses (1921) 1194 pages, ont été vendues aux enchères début décembre 2018, à un acheteur irlandais pour 17.000 €.
  • La nouvelle édition (illustrée et augmentée) de Histoire Mondiale de la France de P. Boucheron (Beaux-Livres, Seuil, 2018).

On a lu

  • Au Fond de la Poche Droite, un court roman de Yannis Makridakis, un auteur grec qui vit en autarcie dans son village de Volissos sur l’île de Khios. (Édition Cambourakis, 2018)
  • Le Femina essai attribué à Elisabeth de Fontenay pour Gaspard de la nuit, où elle évoque son frère atteint de handicap mental.
  • Le Femina étranger attribué à la romancière américaine Alice McDermott pour La Neuvième Heure. Le roman relate la trajectoire d’une jeune femme de Brooklyn aux côtés d’une étonnante congrégation de religieuses engagées et subversives.

Le Lambeau

Lorsque nous avions recommandé la lecture du livre de Philippe Lançon (CR de juillet 2018), nous n’avions pas imaginé qu’il serait, à juste titre, partagé par un large public, encensé par la critique et traduit en moult langues. Depuis que le Femina a été attribué à ce « chef-d’œuvre », chacun a pu à loisir découvrir le parcours de l’auteur, journaliste, écrivain, ou la genèse du récit. On pourra consulter par exemple le numéro de LIRE de décembre 2018 qui lui consacre un article titré « Le Livre de l’Année 2018 ».

Aline cite quelques chroniques de Philippe Lançon, notamment celle de Libération, du mercredi 14 janvier 2015, intitulé « j’allais partir quand les tueurs sont entrés » écrit avec « trois doigts émergeant des bandelettes » ; ou encore celle de Charlie (n° 1225) à propos des cérémonies du 7 janvier 2016, commémoration du un-an-après : « Sachez, en effet, lecteurs, que les blessés n’ont été à peu près invités nulle part/…/ personnellement je ne me plains pas du phénomène. J’ai la paix que j’ai souhaitée/…/ Cependant cet oubli récurrent dont les blessés font l’objet me parait au minimum… indélicat… ». Et voici que, curieusement, la fulgurante notoriété du Lambeau ravive la mémoire collective et rejoint l’intention de l’écrivain : « Peut-être étais-je en train de devenir une sorte de livre ouvert, aux autres et pour les autres » (p. 375).

Partager nos impressions de lecture n’est pas si simple ; nos mots à eux seuls sonnent fades ; dire que le récit de Lançon est à la fois dense, précis, quasi clinique, jamais haineux, mais aussi lyrique et bavard, cru et sobre à la fois, généreux et ironique, concret et élégamment cultivé, intime mais jamais complaisant, bref, tout qualificatif est bien en-deçà de ce que nous aimerions exprimer… C’est en relisant des extraits à voix haute que nous formulons plus avant nos impressions.

Si d’aucuns évoquent leurs difficultés à lire un récit parfois trop détaillé, trop long, d’autres disent avoir été bouleversés, avoir pleuré, avoir éprouvé ici ou là le malaise du voyeur. D’autres ont découvert la plume d’un portraitiste hors pair, qui vous fait rencontrer in vivo des personnages hors du commun, la fée imparfaite, la Marquise des Langes, et Marylin et Gabriela… D’autres encore soulignent combien le récit et son auteur se confondent au point de nous donner l’impression d’avoir été personnellement invités à cette double reconstruction, du bonhomme et du vécu.

Le Lambeau, nous dit Lançon, c’est une histoire de long retour et d’impossible retour, de chirurgie réparatrice, exigeante, complexe, celle qui ne peut réussir qu’en étant un « patient », « un lutteur en chambre ». Alors, encore sidérés par la scène du massacre, on découvre l’hôpital, « un mélange de technicité, de rusticité et de pauvreté » (p. 145), le personnel et le matériel, le bloc et la souffrance, et les visites opportunes ou subies, et la solidité des proches, et la protection policière, et l’espoir et le découragement, et l’écoulement inhabituel du temps interrompu, tout cela comme de l’intérieur.

Le Lambeau, c’est aussi une histoire pour reconstituer le puzzle des petits mots effacés sur l’ardoise velleda, des moult mails, des articles publiés ou non, du journal tenu par son frère (p. 95), des dits et des non-dits, des lus, des vus et des entendus. Lançon dit fréquemment son rapport à l’écriture : « l’écriture était bien le produit d’un autre moi, un produit précisément destiné à me faire sortir de l’état où je me trouvais, quand bien même il consistait à raconter cet état » (p. 444). Lançon s’est comme dédoublé, il se regarde survivre, revivre d’abord comme un enfant dépendant, définitivement comme une incommensurable déchirure, un Arlequin de Picasso (p. 416), mais aussi comme un sportif à l’orgueil salvateur, un Albatros (p.471), et nous l’accompagnons « parce qu’il n’est pas si facile de remettre les deux pieds sur la rive des vivants» (p. 393).

Certes, l’auteur n’est pas un patient ordinaire, ne serait-ce qu’en raison de l’événement lui-même. Lançon, journaliste, critique littéraire, amateur d’arts, écoute Bach : il faut relire l’évocation de La Chaconne « Rien n’est physique comme le violon. Son corps parait souffrir toute la beauté qu’il répand » (p. 300) ; Lançon se reconnait en Velasquez ou en portrait cubiste ; Lançon convoque volontiers ses partenaires littéraires, Baudelaire, et Thomas Mann, et Kafka et Proust, « devenu un négatif de ce que je vivais ou croyais vivre » (p. 380), et qu’il moque volontiers « Proust se rappelle tout parce qu’il ne lui est arrivé à peu près rien » (p. 483).

Nul doute, on peut attribuer à Philippe Lançon nos deux critères : Le Lambeau, on le relit ; on l’offre.

Le Lambeau de Philippe Lançon au café littéraire du 11 décembre 2018