Nous ouvrons la sixième saison du Café Littéraire de l’UTL avec Annie Ernaux. Nous avons choisi son dernier ouvrage Mémoire de Fille (Gallimard, 2016) ainsi que Les Années (Gallimard, 2008 & Folio).
Prochaine séance : 18 octobre. La rentrée littéraire d’automne nous incite à sélectionner, parmi les quelque 560 romans parus, celui de Jean Paul Dubois, La succession (Editions de l’Olivier).
Les participants, membres fidèles et nouveaux venus, sont invités à exprimer leurs suggestions pour compléter les réponses au questionnaire recueillies en juillet dernier.
La parole aux libraires : nous inaugurons cette rubrique avec Jessica et Lydie qui seront des nôtres pour évoquer les parutions récentes.
Outre les déjà mentionnés romans de la rentrée, Le Dernier des Nôtres de Adélaïde Clermont Tonnerre (Grasset), Petit Pays de Gael Faye (Grasset), Un Paquebot dans les Arbres de Valentine Goby (Actes Sud), Les Petites Chaises Rouges de Edna O’Brien (Sabine Wespieser), Jessica nous recommande L’Insouciance de Karine Tuil (Gallimard) ; ainsi qu’une nouvelle édition de Watership Down (Les Garennes) de Richard Adams (Toussaint Louverture), une étonnante odyssée de 544 pages, une épopée de lapins téméraires lue et traduite dans le monde depuis sa première parution en 1972.
Lectures à partager : nous évoquons quelques titres de nouveautés et de classiques qui ont nourri l’été des bibliophages du Café Littéraire. Citons entre autres : Stefan Zweig, Le Monde d’Hier, Souvenirs d’un Européen (Livre de Poche); Virginia Reeves, Un Travail comme un autre (Stock) ; La république de l’imagination (JC Lattes) et Lire Lolita à Téhéran (10/18) de Azar Nafisi ; Amour, colère et folie de Marie Vieux-Chauvet (Zulma). Et aussi l’auteur oléronnaise, Evelyne Néron-Morgat qui publie son premier roman Femme de Coquilles (Incartade Editions, 2016).
Annie Ernaux : Michèle présente succinctement sa biographie en éclairant plus spécifiquement les événements qui constituent la matière vivante de ses différents romans. En effet, le fil conducteur de son œuvre c’est «Écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible.» (in Ecrire la Vie, Gallimard, Collection Quarto 2011).
Professeur de lettres, Annie Ernaux publie son premier ouvrage Les Armoires Vides à trente-quatre ans. Depuis, elle n’a cessé d’écrire des pages essentiellement autobiographiques qui constituent un terrain de questionnement social et engagé, notamment pour les causes féministes.
Si son œuvre est reconnue par de nombreux prix littéraires, si la qualité de son écriture suscite un large consensus, Annie Ernaux ne fait pourtant l’unanimité ni chez les critiques, ni au sein du Café Littéraire. La séance est fort animée.
Avec Mémoire de Fille, Annie Ernaux remonte au temps de ses dix-huit ans, à l’événement qu’elle avait jusque là occulté, « la perte de sa virginité ». Ce court texte (150 pages) retrace son été 1958, où monitrice de colonie, sortie tout droit du pensionnat de jeunes filles, et du cocon/carcan familial, elle découvre les garçons, la relation sexuelle, plutôt inaboutie, mais totalement indélébile dans sa mémoire. Elle s’en explique montrant les ravages, dans « l’après coup », (aménorrhée et boulimie). Le sentiment dominant est la honte, si présente dans ses livres précédents, honte de son origine sociale, de son décalage avec les milieux dans lesquels son destin l’invite à évoluer. Ici c’est la honte d’avoir subi sans comprendre qu’il ne s’agissait pas d’amour mais juste du désir physique d’un jeune directeur de colo macho, honte du regard des autres qui se moquent de son romanesque et de sa naïveté, honte surtout de ne pas avoir compris le jeu et l’enjeu d’une situation somme toute ordinaire en ce temps où la liberté sexuelle n’est que celle revendiquée par Simone de Beauvoir qu’elle lit comme pour y alimenter son besoin d’échapper à sa condition.
Les Années, publié en 2008, se présente comme une chronique invitant à parcourir à grandes enjambées l’époque/les époques de la vie de l’auteur, de sa naissance à 2006. Et ce avec un procédé qui lui est cher (on l’a retrouvé dans Mémoire de Fille) : on observe une photo et on tricote les moments autour, entre événements historiques (fin de la deuxième guerre mondiale, guerre d’Algérie, mai 68, récents attentats terroristes, mondialisation technologique et économique, etc.) et parcours d’une lignée (de ses parents à ses petits-enfants, de fillette d’épicier à femme et mère, puis grand-mère toujours rebelle). En se prenant comme personne singulière quoique représentative d’un collectif -elle s’en explique habilement dans les dernières pages-, elle évite soigneusement le JE. Si le récit est d’abord autobiographique, en cela passionnant pour les uns, dérangeant pour les autres, le regard d’Annie Ernaux est aussi sociologique, totalement imprégné de « la conscience de classe». La texture de sa vie offrirait en cela une voie pour éclairer les changements du monde.
Certes Les Années offre un mode d’écriture original, rigoureux et loin de tout épanchement narcissique ou complaisant que laisserait supposer le genre autobiographique. C’est une composition délibérément accidentée de longues phrases à la fois continues et pleines d’interruptions, comme pour rendre compte du caractère improvisé de sa vie. Cette construction se veut dans le même temps le récit d’une vie de femme et celui d’une génération, le tout avec l’usage de la troisième personne et d’un imparfait qui visent à donner distance et/ou détachement « on s’installait dans une ville nouvelle » (p.132) ; « voter pour ou contre Mitterrand était un geste abstrait » (p. 190).
A chaque lecteur de souscrire ou non à cette « autobiographie impersonnelle ».
Nous remercions toute l’équipe de la médiathèque de St Pierre qui nous accueille avec tant de disponibilité.