Lors de la séance du mardi 12 janvier 2016, nous lirons Colette, plus particulièrement La Retraite Sentimentale, et Sido, suivi de Les Vrilles de la Vigne (Livre de Poche). Le Monde lui a consacré un Hors-Série (septembre 2015) dans lequel onze auteurs évoquent « Colette, L’Affranchie ».
Quelques mots sur l’actualité littéraire de cette fin d’année 2015 :
– Le Prix Goncourt des lycéens a été attribué à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie.
– Anny nous recommande Guerre et térébenthine de Stefan Hertmans, un des grands romans de la littérature flamande contemporaine, enfin traduit en français (Gallimard).
– La remise du Prix Nobel de Littérature à Svetlana Alexievitch. La télévision et la radio nationales bélarusses ont annoncé qu’elles ne diffuseraient pas la cérémonie de Stockholm. Son discours de réception est disponible sur le web, en version française :
http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2015/alexievich-lecture_fr.html
Aline présente Svetlana Alexievitch, journaliste, auteur d’une importante œuvre de témoignage et voix dissidente dans son pays, le Bélarus. « Je veux montrer ce qui bouillonne dans la marmite russe », dit Svletana qui vit aujourd’hui à Minsk.
En Russie, les cinq livres de S. Alexievitch viennent d’être réédités sous le titre général Les Voix de l’Utopie, un intitulé révélateur de l’ensemble de son propos, à savoir donner la parole à ceux qui ont cru au mythe collectif de l’ère soviétique.
Son œuvre traite des plus grandes tragédies racontées par ceux qui les ont vécues, loin des versions officielles, médiatiques ou étatiques : la Seconde Guerre mondiale dans La Guerre n’a pas un Visage de Femme et Derniers Témoins, en 1985 ; la guerre d’Afghanistan dans Les Cercueils de Zinc en 1990 ; la catastrophe de Tchernobyl dans La Supplication, en 1998 ; l’ère postsoviétique, dans La Fin de l’Homme Rouge ou Le temps du désenchantement, en 2013.
La Fin de l’Homme Rouge
L’ouvrage est divisé en deux parties. La première regroupe des témoignages recueillis entre 1991 et 2001, la seconde entre 2002 et 2012. Chaque partie s’ouvre sur un chapitre « Bruits de cuisine » où on lit des extraits de conversation dont les locuteurs, majoritairement des femmes, et les circonstances ne sont pas précisés. «C’est à son époque [les années 1960-1970] que les gens ont quitté les appartements communautaires et ont commencé à avoir des cuisines privées dans lesquelles on pouvait critiquer le pouvoir, et surtout ne plus avoir peur, parce qu’on était entre soi »
Nous commentons de larges extraits de la Préface, dans laquelle S. Alexievitch expose son dessein et sa méthode de travail. «Le communisme avait un projet insensé : transformer l’homme « ancien », le vieil Adam. Et cela a marché… C’est peut-être la seule chose qui ait marché. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus. Les uns le considèrent comme un héros tragique, d’autres le traitent de sovok, de pauvre Soviet ringard. Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de longues années. Lui, c’est moi.» ;
«Je ramasse brin par brin, miette par miette, l’histoire du socialisme domestique, intérieur… la façon dont il vibrait dans l’âme des gens» ;
«Je me dépêche de consigner des traces» ;
«L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles restent toujours en marge. /…/ Moi je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire».
Nous rappelons la démarche de S. Alexievitch pour construire cette œuvre de mémoire polyphonique. A la question « Quelle vérité voulez-vous atteindre avec votre manière d’écrire, si particulière ? », elle répond : « J’ai suivi ma méthode ; j’ai récolté des témoignages des années durant. Puis j’ai vu se dessiner des lignes de force /…/ et j’ai compris ce que je voulais dire. /…/Je ne cherche pas à produire un document mais à sculpter l’image d’une époque. C’est pourquoi je mets entre sept et dix ans pour rédiger chaque livre. J’enregistre des centaines de personnes. Je reviens voir la même personne plusieurs fois. Il faut d’abord, en effet, la libérer de la banalité qu’elle a en elle. Au début, nous avons tous tendance à répéter ce que nous avons lu dans les journaux ou les livres. Mais, peu à peu, on va vers le fond de soi-même et on prononce des phrases tirées de notre expérience vivante et singulière. Finalement, sur cinquante ou soixante-dix pages, je ne garde souvent qu’une demi-page, cinq au plus. Bien sûr, je nettoie un peu ce qu’on me dit, je supprime les répétitions. Mais je ne stylise pas et je tâche de conserver la langue qu’emploient les gens. Et si l’on a l’impression qu’ils parlent bien, c’est que je guette le moment où ils sont en état de choc, quand ils évoquent la mort ou l’amour. Alors leur pensée s’aiguise, ils sont tout entiers mobilisés. Et le résultat est souvent magnifique. /…/ Je ne suis donc pas journaliste. Je ne reste pas au niveau de l’information, mais j’explore la vie des gens, ce qu’ils ont compris de l’existence. Je ne fais pas non plus un travail d’historien, car tout commence pour moi à l’endroit même où se termine la tâche de l’historien : que se passe-t-il dans la tête des gens après la bataille de Stalingrad ou après l’explosion de Tchernobyl ? Je n’écris pas l’histoire des faits mais celle des âmes. » (Entretien pour Philosophie Magazine, novembre 2014).
Selon ses propres définitions, Svetlana Alexievitch essaie de créer un «roman des voix» où chaque fragment vocal est orchestré par l’écrivain. Elle se perçoit «comme un chercheur d’or qui passe au tamis des tonnes de matière brute afin de trouver tantôt un récit entier, tantôt une page, tantôt une ligne, dignes de Dostoïevski ».
«Moi j’écoute. Je me métamorphose de plus en plus en une seule grande oreille sans relâche tournée vers l’autre. Je ‘lis’ les voix».
Grâce aux centaines de témoins qu’elle a interviewés qui évoquent l’URSS avec nostalgie (car on y vivait moins misérablement que dans le capitalisme post-soviétique), mais non sans lucidité (les témoignages rassemblés offrent une masse d’horreurs à la limite du soutenable), elle brosse l’histoire kaléidoscopique d’une génération. «Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire» (Préface de La Supplication).
Nos impressions de lecture sont partagées. Comment lire ou ne pas lire jusqu’au bout les mots qui disent tant de tortures, d’insondables cruautés physiques et morales ? Comment comprendre les terrifiants discours, et par là même les comportements, de l’homo sovieticus ? S. Alexievitch nous donne à voir la complexité de l’âme russe autant que le fatalisme des individus face aux souffrances et aux oppressions. On rappelle notre lecture du Météorologue dans lequel O. Rolin rapportait l’étrange persistance d’un éminent scientifique à adhérer au discours communiste alors même qu’il en était victime (voir CR de mars 2015).
Si on souligne le caractère immensément désespéré des situations passées et présentes de ce Temps du désenchantement, on apprécie l’écriture de S. Alexievitch :
son sens de la formule, par exemple, «J’étais un parfait Soviétique ; aimer l’argent c’est honteux, ce qu’il faut aimer ce sont les rêves » (p. 315) ; «maman, ne montre pas ton âme à tout le monde» (p. 420) ;
ou encore son humour «un communiste c’est quelqu’un qui a lu Marx, un anticommuniste c’est quelqu’un qui l’a compris» (p. 30) ;
son habileté à juxtaposer les séquences de témoignages pour construire du sens dans un «chœur des voix» qui bouscule le lecteur ;
et surtout son inégalable art de faire dire et de transcrire «le fait que le chemin vers la liberté est difficile, douloureux, tragique» (p. 24).
Sur quoi portera votre prochain livre ? lui demande un journaliste (les Inrocks, novembre 2015)
Sur l’amour. J’aime le genre épique, donc je me dois d’explorer ce qui nous touche tous. Je veux suivre l’être humain dans toutes ses étapes. Le suivant portera sur la vieillesse et la mort.