Agenda

Le 17 mai (18 h , médiathèque de Saint-Pierre d’Oléron), on lira Les Soldats de Salamine de l’écrivain espagnol Javier Cercas, (2001, Actes Sud Babel).

 

Écritures d’Ukraine et de Russie

En 2015, nous avions fait incursion dans cette littérature de témoignage et d’engagement avec Le Météorologue d’Olivier Rolin et La Fin de l’Homme Rouge de Svetlana Alexievitch. L’actualité nous incite à poursuivre avec Ludmila Oulitskaïa, une autrice russe et Andreï Kourkov, un auteur ukrainien.

L. Oulitskaïa, aujourd’hui réfugiée en Italie, est lauréate de nombreux prix littéraires. Biologiste de formation, elle a dû quitter sa chaire de génétique quand les autorités soviétiques ont découvert que sa machine à écrire servait à répandre des samizdat. Son premier roman publié en Russie, Sonietchka, prix Médicis étranger en 1996, paraît dans le magazine littéraire Novy Mir en 1992. L’œuvre considérable et très diverse de Ludmila Oulitskaïa offre en toile de fond l’histoire de la Russie depuis la fin de l’ère stalinienne et révèle tant son itinéraire personnel que son immense érudition. Nous évoquons Ce n’est que la Peste, L’Échelle de Jacob ou encore Le Chapiteau Vert.

Les livres d’Andreï Kourkov, « citoyen d’Ukraine », portent un regard acéré sur la Russie post-soviétique, notamment dans Le Pingouin, roman traduit en 38 langues. Nous évoquons Le Journal de Maïdan écrit depuis la place de Kiev lors des manifestations de novembre 2013 à avril 2014.

Sonietchka

Le court texte de Ludmila Oulitskaïa se lit comme un conte. On suit l’histoire d’une famille entre 1930 et 1970, ballotée entre petites villes russes et Moscou, entre « pauvreté et quasi opulence », une famille toute baignée de culture, comme en témoignent moult références artistiques. C’est l’histoire de Sonia, jeune fille d’origine modeste, au physique ingrat, « tombée en lecture comme on tombe en syncope». Alors qu’elle exerce son métier de bibliothécaire, à 27 ans, elle rencontre Robert Victorovitch, 47 ans, juif, libre penseur, polyglotte, artiste peintre, qui a déjà beaucoup voyagé, vécu et vraisemblablement beaucoup subi. Après la mort de Robert, Sonia, vingt ans durant « métamorphosée en une femme d’intérieur », revient à ses anciennes amours, « plonge la tête la première dans les profondeurs exquises » de la lecture.

Dans ce roman subtil, souvent teinté d’humour amer, les allusions aux pressions et aux souffrances dues aux absurdités politiques sont disséminées au fil des pages ; comme si la réflexion d’Oulitskaïa n’était réservée qu’au lecteur attentif avec lequel ce ton apparemment détaché, toujours sans pathos, peut établir l’indispensable connivence. En effet, premier roman de l’autrice, Sonietchka donne à voir ce que seront ses thèmes favoris : elle nous parle de femme, de dissidence et de littérature.

Les Abeilles Grises

Le magnifique roman de Kourkov met en scène Sergueï, un apiculteur qui fait transhumer ses abeilles de sa « zone grise » du Donbass enneigé « aux champs creusés de trous d’obus », vers la Crimée « aux prairies semées de fleurs et de sarrasin » et finira par s’en retourner à son village « à deux pas des canons », néanmoins soulagé : « elles ont survécu. Pas toutes, mais elles ont survécu ».

À travers le personnage de Sergueï, Kourkov propose une vision du conflit à l’échelle d’un individu fort de son bon sens, pointant les absurdités de la guerre : « quelque chose s’était brisé dans le pays, s’était brisé à Kiev, là où il y avait toujours un truc qui n’allait pas ». Grâce à la verve de Kourkov, le lecteur partage les pérégrinations de cet homme tranquille et de ses ruches, dans une sorte d’épopée moderne (avec voiture, remorque et téléphone portable), une épopée haletante et poétique, improbable et totalement crédible, terrifiante et parfaitement rassurante tant la solidarité et l’écoute s’activent aux moments opportuns. Sergueï sait aller à l’essentiel, « il se dit que les humains pouvaient apprendre des abeilles ».

Si la métaphore de l’abeille et de la ruche comme mode exemplaire d’organisation sociale est très présente dans la littérature, on peut aussi constater à quel point l’apiculteur est figure du sage et artisan de paix. Citons deux romans récents dont les personnages principaux sont aussi apiculteurs, sobres, solitaires et solidaires : Le Miel de Slobodan Despot (Gallimard, 2014); et Les Abeilles d’Hiver de Norbert Scheuer (Actes Sud, 2021). Le premier se déroule durant la guerre en ex-Yougoslavie ; le vieux Nikola, « resté seul là-haut avec ses abeilles », est évacué de la Krajina, avec pour seul viatique ses bidons de miel. Dans le second, Scheuer évoque un apiculteur allemand qui, au cours des derniers mois de la deuxième guerre mondiale, aide des Juifs à passer la frontière des Ardennes belges en les cachant dans les ruches.

En protégeant ses abeilles, « en gardant le sentiment de sa responsabilité », chacun de ces héros ordinaires franchit toutes les frontières et échappe aux violences aveugles de l’Histoire

On a lu, on lira

Josef Winkler, L’Ukrainienne. Histoire de Nietotchka Vassilievna Iliachenko la déplacée. Verdier, 2022.
Testament, un poème de Tarass Chevtchenko, souvent cité par Oulitskaïa et Kourkov. In L’hebdo Le 1, n° 389, (23 mars 2022), Extrait de Chevtchenko, Poètes d’aujourd’hui. Éditions Seghers, 1964.

 

Café littéraire du 12 avril 2022 : Ludmilla Oulitskaïa et Andreï Kourkov