Agenda

Le 20 juin 2023, nous lirons Christian Bobin. Selon la coutume, cette dernière rencontre de la saison sera participative. Chacun aura retenu un ouvrage (roman, essai, poèmes) et pourra le présenter et/ou en lire un extrait à haute voix.

On a lu, on lira

  • Tant que le café est chaud de Toshikazu Kawaguchi (Albin Michel, 2015 & Livre de Poche) ;
  • Cet Instant-là de Douglas Kennedy (Belfond, 2011 & Pocket) ;
  • L’Établi de Robert Linhart (Ed. Minuit, 1981) ;
  • Le Lièvre aux yeux d’ambre de Edmund de Waal (Libres Champs, 2015).

Remarque : tous ces titres ont quelque chose à voir avec le roman de B. Schlink (réflexions sur le passé, frontière RDA…).

Et aussi d’autres Bernhard Schlink notamment Le Liseur, Couleurs de l’adieu (9 nouvelles), La Circoncision ; Olga.

On évoque quelques films qui ont pu jalonner nos regards sur l’Allemagne : Allemagne, mère blafarde (titre emprunté à un poème de Brecht), 1980. La Vie des Autres, 2006.

La Petite-Fille de Bernhard Schlink

Peu à dire quant à la biographie de cet auteur allemand, professeur de droit, juge, qui a d’abord publié des romans policiers avant de connaître la célébrité, en 1995, avec son roman Le Liseur, lauréat de prix prestigieux, best-seller dans moult pays et librement adapté au cinéma en 2008 (The Reader).

L’œuvre romanesque de Schlink s’appuie volontiers sur son expérience personnelle pour interroger l’Histoire de l’Allemagne, celle de la deuxième guerre mondiale, celle de la réunification, mais aussi celle, actuelle, de la prolifération des mouvances d’extrême-droite. Schlink confronte subtilement l’intime et le politique, met en scène des destins singuliers en butte aux fantômes du passé et tente d’en dire la complexité, celle des situations, celle des relations, celle des comportements collectifs ou individuels.

Dans La Petite-Fille, la vie de couple de Kaspar et Birgit est liée à l’histoire des deux républiques unifiées en 1990. Elle en RDA et lui à l’Ouest, ils se rencontrent à Berlin-Est en juillet 1964 ; or, Bernhard Schlink confie avoir été présent à cette rencontre de jeunesse, façon d’attester la part historique de son propos.

Le roman se construit en deux temps. Après la mort de Birgit, Kaspar, le libraire berlinois, découvre le manuscrit de la femme qu’il a tant aimée, certain que « quoiqu’il découvre sur Birgit, elle lui échapperait encore plus » et craignant « de lui en vouloir pour m’avoir caché ses secrets ? ». Il y découvre en effet l’existence d’une enfant abandonnée en RDA. Il s’engage alors dans la recherche de cette descendance et ouvre ainsi un monde qu’il était loin de soupçonner. Devenu grand-père par alliance, il partage d’âpres discussions avec sa petite-fille Sigrun, éduquée dans le village d’une communauté völkisch; il doit alors faire face à bon nombre de questions délicates notamment parce qu’elles s’inscrivent dans la complexité de l’Histoire de son pays. Le parcours de vie de Kaspar le confronte avec des versions irréconciliables de la vérité. Pourtant, il ne renonce pas à partager des discussions avec sa petite-fille, parce que, lui dit-il, « il n’y a qu’une vérité. Elle est simplement là. Comme le Soleil et la Lune. Et comme la Lune, elle n’est parfois visible qu’à moitié et elle est pourtant ronde et belle ». Devant les certitudes de Sigrun, une adolescente intelligente mais formatée par son éducation nationaliste, il avance avec d’habiles stratégies, des remèdes qu’il sait universels : musique, lecture, voyage.

Le roman est étonnamment constellé de points d’interrogation ; tous les personnages se tourmentent de questions ; et pareillement, nous, lecteurs, nous interrogeons sur leurs comportements. Birgit a-t-elle exploité plus ou moins consciemment l’amour naïf de Kaspar pour passer à l’Ouest ? Pourquoi Paula a-t-elle donné l’enfant à Léo, contre la volonté de Birgit ? Pourquoi Birgit n’a-t-elle pas réussi à entreprendre la recherche de sa fille ? Comment Birgit est-elle parvenue à vivre avec le poids de son secret ? « Je ne savais pas le mal que fait à long terme le silence qu’on garde » note-t-elle à diverses reprises. Pourquoi Kaspar est-il si indulgent avec Birgit, et, plus tard, si conciliant avec Svenja ? Comment peut-il accepter de se faire humilier par Björn ? Pourquoi Kaspar a-t-il décidé « de sauver Sigrun /…/ est-ce que cela lui avait paru tellement aller de soi parce que dans son milieu de droite, elle était en danger ? ». Et tant d’autres questions qui resteront sans réponse…

Schlink, alias le grand-père Kaspar, examine les situations, les faits, écoute, compare, s’interroge, doute, argumente… pas à pas, sans juger les uns ni les autres, avec lucidité, et ce non sans humour : « pourquoi les gens de droite ne devraient-ils pas avoir l’air intelligent ? /…/ pourquoi les gens de droite ne pourraient-ils pas être tout aussi méditatifs, rêveurs et mélancoliques que nous ? ». Politique, éthique ou simplement humain, le cheminement de Kaspar s’efforce de faire ainsi la part des choses, de ne pas condamner en bloc et sans nuance.

C’est sans doute un des aspects fascinant de ce roman que de laisser libre cours à la diversité de nos interprétations, comme le souhaite Kaspar, le libraire : « il avait commencé à explorer la littérature mondiale, de Tolstoï et Dostoïevski, à Stendhal et Hugo /…/ même si ce n’était pas entièrement compris, ou justement pour cette raison, cela donnait matière à réflexion et discussion ».

Café Littéraire du 9 mai 2023 : Bernhard Schlink, La Petite-Fille