La séance du 7 juin sera dédiée à Martine Storti qui nous présentera son dernier livre, Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat (Ed. Michel de Maule, 2016), un rendez-vous à ne pas manquer !

***

La rencontre avec Marie-Hélène Lafon, ce samedi 14 mai, était d’autant plus exceptionnelle que le prix Goncourt de la Nouvelle venait de lui être attribué, lundi 9 mai 2016, pour son recueil Histoires.

Les membres du Café Littéraire, ainsi que moult amateurs de la belle écriture, ont pu apprécier son talent aux multiples facettes, son immense générosité témoignant de « son goût invétéré des rencontres avec les lecteurs/…/ ils sont là, elles sont là, nous sommes ensemble, face à face, corps à corps » (Chantiers).

L’écouter, la regarder, la questionner, tout était offert pour déguster sans limites les subtilités de son écriture « qui met des mots sur le silence des écrasés ». Au mitan de l’attachement et de l’arrachement, les gens, les paysages, les bêtes, les anecdotes de son pays premier, le Cantal, ont pris dans la voix de lectrice de Marie Hélène Lafon, là debout vivante et forte, une densité plus grande encore.

Merci à tous ceux qui ont rendu possible ce grand moment du Café Littéraire.

***

Voici quelques images, bref reflet des émotions que nous avons partagées. (Photos J. Godinet)

MHLafon 1x250

Extrait de Traversées

Au commencement le monde est fendu. Au commencement il y a la fente. La Santoire et sa mouillure vive au fond de la vallée qu’elle a creusée. La Santoire est une rivière, la rivière. Elle coule au bord du pré de mes parents, elle borne le pré de mes parents et elle borne le monde. /…/ Cette rivière aurait creusé la vallée large et formidable ; elle aurait fait ce travail, elle aurait fendu et usé et broyé et dégluti la terre noire, lourde, grasse et riche, elle aurait tout charrié dans des temps anciens qui défient la mémoire et furent sans paroles.

 

 

MHLafon 2x250Extrait de Les Derniers Indiens

 En quelques années, le tourisme vert était devenu l’avenir, il était à la mode, dans l’air des temps nouveaux/…/ on avait des gîtes. Marie avait entendu pour la première fois ce mot qui ne lui avait pas plu ; il sentait la bête fauve et le provisoire mouillé /…/ Marie entendait plus qu’elle n’écoutait et s’étonnait seulement qu’il y eût depuis si longtemps sous la peau de Jean, compressées derrière ses dents pointues, comprimées, contenues, retenues, concassées, tant de paroles prêtes à l’emploi.

MHLafon 3x250Extrait de Le Soir du Chien

Je me taisais. Je n’avais pas peur. Je n’avais pas cru jusqu’alors que ce fût possible. J’avais, avant elle, vaguement ferraillé, d’un samedi à l’autre, dans la moiteur du corps des femmes ; entre deux chantiers, entre deux bals, trop refusé, trop ramassé en dedans, pour qu’elles puissent y croire, les femmes, pour qu’elles puissent accrocher à mon silence une possible histoire /…/ Je vivais avec ma mère. Je tournerais au vieux garçon. Mon frère, l’autre, le chaud, s’occupait de la chose, lui ; il s’en occupait pour deux.

 

MHLafon 4x250Extrait de Chantiers

Prenons les adjectifs, on peut les traquer, les débusquer, les analyser, épithètes attributs apposés, on dit aussi joliment détachés, épithètes détachés, comme une bête le serait après les longs mois d’hiver passé dans l’étable ; on peut parfois les déplacer, plus souvent les remplacer, on peut s’en passer d’abord, les incruster ensuite, et entendre et voir comment ils font couleur, ils font chair, ils ont puissance d’incarnation, ils sont la viande sur l’os de la phrase nue.MHLafon 5x450

MHLafon 6x250Extrait de Sur la Photo

La maison sent. Des odeurs de nourriture montent d’elle, la traversent, s’enroulent en volutes dans l’escalier ou suintent des plafonds. La terrine qui cuit dans le four, le caramel, le gratin dauphinois, le chou farci, le rôti aux pommes de terre, le boudin, la brioche, le pâté aux pommes. Elle ne sent pas le pain grillé, ni le café ni les croissants. Elle sent le linge sale qui déborde du meuble en formica bleu. Elle sent la crotte de chat molle et verte sous l’escalier. Elle sent l’éponge mouillée, le monsieur Propre, l’eau de Javel. Elle sent le lait, le petit-lait, la crème grasse, le fromage. Elle sent l’essence de la tronçonneuse, l’after-shave et les poireaux du jardin.

MHLafon 7x250Extrait de Histoires (Roland)

 Hier Roland s’est suicidé. Il s’est pendu. Dans l’atelier. Avec ses bottes. Le maire m’a appelé. Il faisait nuit. J’y suis allé. Il était chaud sous les aisselles. Il avait piqué sa chienne d’abord. La maison était en ordre./…/ Personne n’a porté Roland ; personne ne l’a regardé pendant toutes les années de sa vie d’homme, sauf son chien. C’est de cela qu’il est mort, sans bruit.

MHLafon 8x450

Extrait de Les Pays

Claire eut aussi la révélation de Flaubert. Claire lut dans l’après-midi les trente pages fatiguées du deuxième volume des œuvres complètes de Flaubert dans La Pléiade /…/ Toujours ensuite elle pleura à la relecture d’Un Cœur Simple ; le récit de la vie de Félicité devint son bréviaire absolu et d’autant plus bréviaire que cette leçon inaugurale fut accomplie un dimanche sur papier bible dans un volume qui tenait davantage du livre de messe…

MHLafon 9x250Extrait de Joseph

La première fois Joseph n’avait presque rien dit ; il sentait que ses mains posées sur ses cuisses s’ouvraient et se fermaient sans qu’il puisse arrêter le mouvement et il n’était pas sûr d’avoir réussi à garder sa bouche fermée tout le temps du rendez-vous. La psychologue s’appelait Madame Mercadet, ses yeux étaient luisants comme les marrons neufs quand ils sortent de la bogue, elle les posait sur Joseph, et il se sentait comme hypnotisé ; il racontait dans le désordre des choses qu’il ruminait souvent, et d’autres qu’il croyait avoir oubliées et une surtout dont il n’avait jamais parlé à personne parce qu’elle lui faisait honte.

MHLafon 10x250Extrait de Traversée

Le pays premier peut être une prison, il peut être un royaume suffisant, une source vive, un trésor. Je ne sais pas bien où passe la frontière entre la chance et le risque, le partir et le rester, l’attachement et l’arrachement ; je cherche à tâtons et suis les chemins ombreux ou troués de lumière qui s’enfoncent dans la terre des origines et partent dans le monde. Je saïs seulement que la regardeuse d’enfance est devenue une travailleuse du verbe, assise à l’établi pour tout donner à voir en noir et blanc sur la page des livres.

MHLafon 11x450

Extrait de Histoires

Il n’est pas plus facile, ni plus difficile, je le crois aujourd’hui, d’écrire des nouvelles que des romans ; c’est seulement une autre affaire, en termes de distance et de souffle, d’élan et de tension/… / Il faudrait tout donner à voir, à voir et à entendre, à entendre et à attendre, à deviner, humer, sentir, flairer, supposer, espérer, redouter. Il faut, il faudrait tout ramasser, tout, et tout cracher ; il faut que ça fasse monde, que les corps y soient, que la douleur y soit, la couleur, et le temps qui passe, ou ne passe pas, et la joie, et les saisons, et les gestes, le travail, les silences, les cris, la mort, l’amour, et la jubilation d’être.

 

MHLafon 12x250Extrait de Histoires (Alphonse)

 
Elle le trouvait beau. Il ne ressemblait à personne. Il avait les yeux bleus. Il était pâle, il était clair, il était doux. Son pas était glissant et léger. Son corps ne sentait pas, ne pesait pas. On ne l’entendait pas, et il était là, dans le carré de lumière de la porte./../ Ils avaient un secret. Les autres n’auraient pas compris, ou n’auraient pas voulu. Ils auraient crié ou se seraient moqués. Alphonse et Yvonne existaient à côté d’eux, transparents, oubliés, ravis et lestés de menues merveilles. Dans le silence revenu, les mains d’Alphonse et d’Yvonne, leurs mains se touchèrent.

Compte-rendu du Café Littéraire du 14 mai 2016